L’assassinat d’Hicabi Bey – Alper CANIGÜZ
Lecture commune avec Yv
Les éditions Mirobole, en plus de nous régaler avec des couvertures magnifiques, ont décidément l’art de nous faire voyager avec des romans vraiment originaux. Après avoir élucidé l’abominable meurtre d’un adolescent aux lèvres cousues au Danemark avec Nid de guêpes, découvert la Moldavie en rêvant de la quitter pour la belle Italie dans Des 1001 façons de quitter la Moldavie ou rencontré des Russes vraiment bizarres et cinglés à la lecture de Je suis la reine, nous voilà à Istanbul pour enquêter aux côtés d’un garçonnet de tout juste 5 ans !
Mais il faut tout de suite vous avertir qu’Alper Kamu n’est pas un petit garçon comme les autres, loin s’en faut ! Rien que son nom fait sourire… mais ce n’est que la partie immergée de sa personnalité, qui est absolument délirante. Alper est ce qu’on pourrait appeler un enfant surdoué. Alors qu’il fête son cinquième anniversaire, comprenez par là qu’il est obligé de se soumettre au simulacre de fête organisée par ses parents, et qu’il trouve cette réunion totalement stupide, il médite sur son avenir et la vie en général...
« À l’approche de mon anniversaire, j’ai passé le plus clair de mon temps posté à la fenêtre, à observer les gens au-dehors. Ils traversaient la vie tantôt accélérant, tantôt ralentissant, et émettaient toutes sortes de bruits, le regard sans cesse en mouvement. J’étais malade à l’idée qu’un jour je deviendrais l’un d’eux. Malheureusement, il n’y avait aucune autre issue possible ; le temps s’écoulait, inexorable, et je vieillissais vite. »
Alper Kamu est un grand admirateur de Chostakovitch, lit Nietzche, Shakespeare ou de la poésie quand il veut se détendre, ainsi que quelques classiques français, mais ne dédaigne pas pour autant taper la balle avec ses copains, ni une bonne bagarre de quartier de temps en temps, contre le quartier voisin ou les grands de 8 ans qui embêtent son groupe d’amis. Il est aussi un peu amoureux de Alev Abla, la jolie voisine, qui lui raconte des histoires qu’il connait déjà, mais qu’il aime entendre sortir de sa jolie bouche…
C’est à l’aide d’un bête pistolet en plastique reçu en cadeau qu’il parviendra à découvrir le coupable du meurtre d’Hicabi Bey, un ancien policier, innocentant dans le même temps Ertan le Timbré, l’idiot du coin qui s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Alper est courageux, et même parfois un peu inconscient et n’hésite pas à s’en prendre à plus grand et plus fort que lui pour défendre un copain ou l’honneur bafoué. Sans prendre les gens de haut, il les juge avec une finesse et une justesse incroyable, comme s’il était un très vieux sage ayant médité sur de longues années d’expérience de vie. Il prend également modèle sur ses auteurs préférés, a des références littéraires à vous faire pâlir de jalousie, mais reste malgré tout terriblement attachant comme peut l’être un enfant de cet âge.
Bien sûr, il faut vous débarrasser de vos idées toutes faites et laisser vagabonder votre imagination pour visualiser ce minuscule bambin au cerveau et à la culture d’adulte. Mais une fois que vous avez accepté Alper tel qu’il est, c’est à dire vraiment hors norme, vous ne pourrez que l’aimer. Car il reste par certains côtés un enfant, refusant par exemple farouchement que ses parents ne déménagent à Erzurum où son père est muté (le trou du cul de la Turquie) ou partant à l’attaque des méchants sans penser aux conséquences… Mais il est armé de sa verve, qui est plus dangereuse parfois qu’une arme véritable parce qu’elle fait mouche à chaque fois !
Bref, ce détective haut comme trois pommes va à lui seul dénouer les fils d’une histoire compliquée et résoudre l’énigme du meurtre d’Hicabi Bey au nez et à la barbe de la police incompétente. Pas de temps mort dans cette histoire qui se lit à toute vitesse, mais pas trop vite quand même pour prendre le temps de se délecter de l’intrigue bien ficelée et surtout de l’humour au second degré distillé au fil des pages. Ce roman est diablement drôle, bien écrit, bourré de références littéraires à décrypter (dont j’ai sans doute laissé passer la moitié) et un rien satirique envers la société turque, ses fonctionnaires et une large part des adultes qui entourent l’enfant. Il est en même temps très poétique et dresse de très beaux portraits de personnages hauts en couleur qui cependant paraissent bien réels.
Se faire faire la leçon par un gamin de 5 ans ? L'auriez-vous cru : j’ai adoré !
« Je me suis toujours étonné qu'on puisse considérer les enfants comme des êtres beaux, innocents et naïfs. Quand je regarde ces gamins, je ne vois que les aspects les plus vils et violents de l'humanité. D'ailleurs, je ne me sens pas vraiment différent. Seulement, j'ai la chance de savoir exprimer ma laideur intérieure de manière plus raffinée.»