Le rapport de Brodeck - Philippe CLAUDEL
Oublier le souvenir et perdre la mémoire
Brodeck écrit des rapports pour l'Administration : état des forêts, des routes, de la faune ou la flore, qu'il envoie régulièrement, en ne sachant plus s'ils sont bien lus, ni même reçus.
Un soir, tous les hommes du village demandent (forcent) Brodeck à écrire un rapport sur la disparition de l'Anderer (l'autre, le différent, celui qui fait peur, car il n'a pas peur, celui qui dérange les consciences et remue les souvenirs par sa seule présence silencieuse et mystérieuse), l'étranger qui s'était installé parmi eux quelques mois auparavant.
"On ne te demande pas un roman, c'est Rudi Gott, le maréchal-ferrant du village qui a parlé, tu diras les choses, c'est tout, comme pour un de tes rapports."
Brodeck se met à la tâche, il rencontre les habitants, plonge dans les mystères des uns et des autres, révèle les secrets enfouis, mais écrit également en parallèle et en grand secret son histoire : il nous rapporte sa propre vie, revit son arrivée dans le village, encore enfant, la rencontre avec sa femme à la capitale, sa déportation pendant la guerre, et son retour plus mort que vif dans le village, auprès de son épouse et de sa mère adoptive.
Tout est en finesse, pudeurs, non dits. Le style superbe de Philippe Claudel concours à une étude des coeurs et des caractères plus vraie que nature, un vrai bonheur de lecture, même si le sujet est grave et triste. Les personnages, les endroits restent vagues, mais on les sent opressants, durs, mauvais. On sent le mal roder, alors que rien n'est dit. Au fil de la lecture apparaîssent quelques pièces du puzzle. On comprend assez vite qu’on est après guerre, celle où on envoyait des gens dans des camps de concentration. Puis on découvre qu’on est dans un pays montagneux dans lequel les soldats sont venus. Un pays de dialecte germanique… On pense à l’Autriche, ou tout simplement à l'Alsace... On peut être partout autour de l'Allemagne jamais nommée.
Au fil des chapitres, la tension monte comme avant l'orage, salvateur qui lachera ses forces mais nettoiera ensuite le ciel (et les hommes) de tout ce noir accumulé. Ce roman de pure fiction arrive à nous conter des scènes de pure horreur sans toucher à cette horreur, juste en la contournant, presque seulement en y pensant.
A mon avis, un chef d'oeuvre ! Mais ne pas le lire le soir, car difficultés à trouver ensuite le sommeil...